vendredi 25 novembre 2011

Le magicien ou le gourou?

J'ai entendu parler de Yves Lecerf pour la première fois, au travers des dires de deux de ses collègues, Pascal Dibie et un cinéaste dont j'ai oublié le nom. Nous étions à la fin du mois de novembre 1986 quand les Universités se mirent en grève en réaction au projet de la loi Devaquet devant réformer l'Université. Nous occupions celle de Charles-V, une extension de Paris-7 dans le Marais, avec des étudiants en Langues et en Lettres. J'y suis même restée une nuit. Les deux profs étaient venus par pure solidarité avec les étudiants, rassemblement à bâton rompu.
Ces deux hommes se voulaient des héritiers de Robert Jaulin, sans devenir des béni-oui-oui comme certains. Eux prenaient le meilleur, quant aux autres...
Ils racontaient l'histoire pittoresque de cet UFR avec la "bonne" distance. Sympathiques tous deux, on aurait pu finir par les croire.
Ils parlaient aussi de ces générations d'étudiants qui se retrouvaient après les cours, des gens courageux, mais sûrement pas autant qu'eux, bien assis sur leurs chaises.
Alors ils parlèrent finalement aussi d'Yves Lecerf à l'origine de ces soirées. Ils en parlaient comme d'un homme mystérieux, un peu aussi comme s'il allait leur prendre leur jouet, tout casser. Un homme cherchant le pouvoir et à devenir le maître des lieux avec ou sans Jaulin. Ils se demandaient... Ils en parlaient comme d'un espèce de gourou très bizarre. Il était question de sectes, d'un "secret" de famille - que nul ne semblait ignorer hormis nous, les nouveaux. Une secte qui était à l'origine de son travail de thèse de sociologie, soutenue en 1975 sous la direction de Jean-Claude Passeron, et de la création ensuite d'un laboratoire des sectes. Elle était celle où se trouvait ses enfants et sa femme. Il était question aussi de celle qu'Yves Lecerf fabriquait, de réunion en réunion, après les cours, avec ses étudiants...Pas un aussi vrai ethnologue qu'eux-mêmes d'ailleurs, un deuxième choix, une discipline trop récente pour être vraie.

J'y suis allée boire un coup au Balto avec Yves Lecerf. Si ces deux-là étaient venus qu'est-ce qu'ils auraient compris ?
Yves était attentif, discret, timide. Et par instants des propos si violents, comme quand on a beaucoup souffert, qu'on souffre encore. Il n'imposait rien. Des groupes se formaient. La parole courait des uns aux autres, des tables aux tables. Belles soirées. Et Yves n'en était pas le chef. Il était l'hôte, au café, au restaurant chinois. Un gourou ? Il cherchait tellement la liberté et admirait celle de ses étudiants. Quand il eut tellement peur de ne plus pouvoir offrir aux étudiants ces soirées, c'était foutu, et il mourut. Pas un maître. Pour certains ? Peut-être. Mais ils devaient être déçus. Il était passionnant et généreux. Qui dit mieux ? Jamais sûr. Il envoutait peut-être, subtilement, puisqu'il cherchait l'amour.

Intriguée comme on m'aurait donné un puzzle, j'ai immédiatement décidé de mener ma propre "enquête" sur cet étrange personnage décrit ainsi.
Les nœuds qui se ficèlent entre étudiants et professeurs ne sont jamais très nets. 
Oui, il y a du maître dans tout cela et on en redemande tous, les uns comme les autres. Se rapprocher de ceux qui diraient détenir le savoir pour essayer de s'en sortir grandi. Les étudiants sont souvent fascinés et certains enseignants en jouent, multipliant les secrets de famille pour aussi attirer à soi. On a toujours envie d'avoir un bon public devant soi. D'autant qu'à l'Université, c'est l'étudiant qui choisit principalement. Durant toute la scolarité jusque-là, nous subissons les enseignants de la plupart de nos cours. Là le boycott était possible. Si l'énoncé du cours peut être attrayant, il ne garantit pas l'intérêt d'un cours. C'est l'acteur-professeur qui développe le sujet avec plus ou moins de talent. Des cours peuvent se vider très vite, un ennui complexe s'étant créé. L'idolâtrie ou le rejet, peu d'étudiants sont épargnés par ce dilemme.
J'avais tout de même repéré cet Yves Lecerf, puisqu'un de ses cours concernait l'astrologie et la divination en général.
Pas à la hauteur, ce fût ma première réaction. Un sujet pareil ? Très peu pour moi (et tout au contraire). Un peu comme quand Michel Vinaver (immense dramaturge) fit, en Études Théâtrales, un cours atelier d'écriture. Je m'étais écrabouillée devant une telle promesse. Trop nulle de par la nature même de mon orgueil, ça venait de suite. Quand des amis me parlèrent de ces cours ensuite, je me rendais compte que j'aurais pu m'en sortir et apprendre des choses. Mais rater ce cours, c'était un peu comme rater ma vie si je n'avais pas été à cette hauteur folle dont il était question, aussi excessive que ma peur.

Tout avait commencé en fait à Jussieu, dans le département Ethnologie, Anthropologie, Science des religions de Robert Jaulin. Yves Lecerf soutint sa thèse qui deviendra un livre (Les marchands de Dieu, Analyse socio-politique de l'affaire Melchior (Ed. Complexe, 1975)) dévoilant une très grande partie de ses démêlés avec la secte des Trois Saints Cœurs. L'analyse douloureuse du mécanisme des sectes. Quand j'ai lu ce livre, je suis tombée, sidérée, déjà.
C'est là que ce drôle de professeur enseigna d'abord. Ce département fait de grands voyageurs, la plupart des étudiants et les professeurs, mériterait à lui seul que l'on conte aussi son histoire, dont je ne connais que des bribes. C'est Robert Jaulin qui donna l'impulsion, la note originale à cette unité de recherche. Lui l'ennemi juré de Claude Levi-Strauss, créait un enseignement, mais aussi une "manière" de voyager et de s'impliquer, tout particulièrement auprès des indiens, d’Amérique du Nord et d'Amazonie, entre autre. Ce qui n'était pas tout à fait le cas de Levi-Strauss. Robert Jaulin avait traversé l'initiation, comme un choix intellectuel encore rare, et fut le créateur du terme d'ethnocide.

Astrologie et secte, on m'aurait "suivez le guide (!)", pas mieux, pas moins, pas si difficile. Quoi que... Connaître Yves Lecerf, voilà ce dont-il fût question pour moi, comme 1 + 1. Attirée comme par la force obscure. Les deux hommes n'avaient besoin de personne. Ils semblaient satisfaits. Repus. Je savais qu'Yves Lecerf ne pouvait pas l'être. J'avais déjà réfléchis aux sectes. Ça peut être si fascinant et toujours terrorisant. On se dit "Les imbéciles !" et ça n'est pas aussi simple que ça. On connaît la fuite des anciens adeptes qui ont besoin de parler. Mais quand cela concerne les dirigeants même de la secte, pour Yves c'était le cas, personne ne peut s'en sortir.
Avec une amie - j'étais alors inscrite en licence - nous sommes allées au premier colloque tenu en France sur l'Ethnométhodologie.
Je me souviens de Georges Lapassade qui s'y rendait, en retard comme nous, et marchant dans la banlieue comme dans la brousse, à grand pas.
J'ai vu alors pour la première fois Yves Lecerf, mais pas encore Yves Lecerf le travailleur. Il était drôle, brillant, intelligent, se moquant de l'entrée remarquée de Lapassade, ethnométhodologue qui enseignait principalement à Paris 8 en Sciences de l’Éducation.
A la pause et près d'un buffet préparé pour l'occasion, j'ai beurré des tartines pour moi et une amie. Je voulais lui en faire une à cet homme mystérieux et ne le resta pas. Je n'ai pas osé. Mais mon amie n'a pas voulu de la tartine que je lui proposais, fort à propos. Il était à coté de moi et je la lui tends un peu gênée. La tartine. Et là? Patatras ! Une sorte d'image tombe de suite : l'homme est gauche, timide, tousse à plusieurs reprise, deviens plus "petit" et puis, enfant.

Non, ni magicien ni gourou. Enfant de 5 ans à peine. Précoce. Cela je le compris plus tard. Ces deux hommes voulaient aussi être à la tête du Département pour le sauver ou ne voulait surtout pas qu'Yves Lecerf s'en charge. C'est pourtant lui qui su maintenir chaque année un UFR toujours menacé. Dès l'origine d'ailleurs. Et Yves me raconta comment Robert Jaulin qui avait déjà maille à partir avec l'administration, avait un jour déversé un seau de merde sur un fonctionnaire.
Cette lutte de pouvoir avec eux n'a jamais cessé, faite de coups bas, de rivalités qui semblaient ne pouvoir jamais se résoudre.
Yves Lecerf est mort et le diplôme aussi à présent.

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