mercredi 11 janvier 2012

L'HOMME...

Grand mot, je ne prétends parler de manière définitive de ce que je pensais d'Yves Lecerf - plus que ce que sais véritablement - , ce qui pour le coup est tout à fait subjectif, bien sûr très personnel.
Il est évident qu'il ne s'agit pas d'un tout Yves Lecerf, mais de la période que j'ai connue, ses dix dernières années. Je lui ai posé beaucoup de questions sur son passé, pas toutes les questions, pas celles qui auraient pu le blesser trop, pas celles auxquelles je n'ai pensé qu'après sa mort précoce tout de même.
Yves, le cadet, admirait beaucoup son frère aîné Didier. Ils étaient deux brillants élèves. Quand Yves fit Normale Sup mathématiques, sont frère y était déjà et préparait une agrégation d'Allemand. Il réussit aussi le concours de l'ENA et fut membre du quai d'Orsay, tandis que Yves entrait à Polytechnique. A l'Ecole Normale Supérieure de la rue d'Ulm, Yves se sent perdu ou incomplet, c'est pourquoi il disait avoir tenté Polytechnique. Il y entrera dernier de sa promo, ce qui l'amusait. Il m'avait dit aussi que le mari de sa marraine fée qu'il admirait avait fait X et devait être son modèle, même si la carrière de cet homme passait par la collaboration pendant la guerre. Et Yves de rappeler la complexité de ces temps-là.
On ne peut pas dire qu'ils bénéficièrent durant leur enfance de l'aide de leur Normalien de père puisque celui-ci était, dès l'appel du 18 juin, entré dans la résistance et aux côtés du Général de Gaulle - Yves restera d'ailleurs toute sa vie un fervent Gaulliste.

On voit là que l'intelligence tient une place prépondérante, et je dis l'intelligence, plus que l'intellect, le savoir, l'instruction. Les études d'Yves Lecerf furent brillantes, mais cette curieuse personnalité, si singulière comme j'en ai parlé plus précisément dans la partie sur le gourou, était remarquable car c'était l'intelligence selon moi qui brillait d'un feu plus sûr, toujours entretenu, une intense curiosité. Un jour, il me dit que l'intelligence justement était héréditaire. Vexée ce fût une violence pour moi. Non que j'aurais eu des parents bêtes, mais peu de normaliens dans ma famille tout de même, loin de là. Les retrouvailles d'avec Sydney son fils n'était pas une preuve qu'il n'aurait pas pris le relais de cette famille. Il était brisé, tellement angoissé et n'ayant plus du tout confiance en lui (il avait été martyrisé en quelque sorte), il ne parvenait ni à choisir sa discipline ni à passer ses UV, trop perdu alors.

Je l'ai connue la maison pleine de dossiers concernant les procès contre une secte des années 1975, et nous étions en 86. Toute sa vie tournait autour de cette secte dévoreuse d'enfants, ses enfants, de ce deuil impossible à faire, de son amour pour ses enfants, de sa solitude que rien ne comblait.
Quand je l'ai rencontré, il était à un croisement de sa vie. Dans cette même année, il perdait sa mère et retrouvait son fils, échappé de la secte, et faisait part de son "engagement ethnomethodologique".
Depuis la perte des enfants dans la secte, il avait commencé par écrire une thèse rapportant cette histoire, celle de la secte des trois saint cœur, et dirigé ensuite le laboratoire des sectes à la faculté de Paris-7. Et l'ethnométhodologie n'était pas sans rapport avec ce qu'il avait du vivre face à cette secte. Il s'agissait, pour Yves lecerf, essentiellement, d'avoir toujours du recul sur ce qui nous arrive, face au discours de l'autre et le sien. La bonne distance et le doute aussi essentiel que de l'eau dans le désert. Il s'agissait en quelque sorte pour lui, d'un manuel afin de ne se laisser emporter par aucune idéologie, une part en chacun étant indifférente et scrutatrice.
 
Il était sans cesse préoccupé par cette disparition soudaine des siens et ne s'en remettra jamais. Une attente obsessionnelle le guidait. Il espérait tout de même.
Il était aussi cette année-là et après, très attristé par la mort de sa mère. Certains jours, il arpentait l'appartement en répétant "Je suis orphelin..." d'une manière humoristique même ressentant une vraie douleur. Son frère Didier sur qui il avait toujours ou presque pu compter, était très malade. Les retrouvailles avec Sydney n'étaient pas faciles aussi importantes soient-elles. Qui était qui ? Je me disais que Sydney avait peur de tout le monde et aussi de son père et son exigence. Aider Sydney c'était lui donner les moyens de faire face seul. Des retrouvailles pour un prochain départ.

Il y avait aussi un Yves Lecerf avant le départ de sa famille. Un Yves qui avait l'air heureux et insouciant. Il était tellement marqué au fer de cet abandon que je savais ne jamais revoir cette autre et même personne.
Il n'avait pas vocation à devenir enseignant. Il avait débuté dans le nucléaire dont-il parlait avec passion. Passion parfois dangereuse, quand on lit L'affaire Tchernobyl, la guerre des rumeurs qu'il écrivit avec un ami, Edouard Parker. Mais c'est pourtant dans ce livre qu'il fait une démonstration majeure, elle, de la démarche ethnométhodologique.
Il avait travaillé pour la Communauté Européenne et pour le Commissariat à l’Énergie Atomique. Il était l'homme d'une époque et d'un savoir. Il était promis à de hautes fonctions.
Il me dit un jour que les procès à répétition avaient décidés de l'orientation de sa carrière. L'université lui laissait assez de temps pour supporter ses plaintes chaque fois déboutées dans ces procès. C'est la fameuse liberté de culte qui oeuvrait principalement et aussi, non négligeable, l'attitude du père d'Isabelle Westphal, haut dignitaire protestant et qui soutint sa fille.
Yves Lecerf portait la solitude comme la rosette, une douleur infinie et une sorte de disparition de ce qu'il avait été une époque, comme un reproche à lui-même languissant.

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