lundi 15 décembre 2014

Le secret

Je n'ai pas connu d'homme autant détruit par ce mot-là, le secret. La courbe s'est infléchie au maximum de l'insupportable.
"Je n'ai jamais rencontré un homme aussi triste" a dit un ami le jour de mon mariage, puisque Yves était là. Lui. Et pas parce que sa fille-adoptive comme je me nommais, se mariait, ou peut-être inquiet justement d'intuitions dont il était fait aussi. Mais cette tristesse restait comme inamovible, intacte, jour après jour, et lui venait de cette famille qu'il avait perdue et dont il rêvait encore, toujours.
Quand j'ai décidé de me séparer de mon ami, il m'a dit une chose inoubliable et vérifiable ensuite, "Enfin... Tu auras un statut social". Que dire? 
Et sans doute, et jamais je n'ai eu vraiment la conscience de la place, de mon importance dans sa vie, et tout ce dont je ne me suis pas rendue compte, dans ma maladresse d'alors. Il était éternel. Il était invincible, même malade du cœur. Comme si je n'y croyais pas vraiment, comme d'habitude. J'avais le temps et je l'ai perdu.
On manque tellement aux douleurs de autres, sans pouvoir mesurer à quel point. Et pour moi, c'était son histoire qui était tout à fait bouleversante.
Il a souffert du secret et on l'y a mis, sans jeu de mot.


Des secrets, Yves Lecerf n'en manquait pas. Et cela commença ainsi, à déballer un vrai faux secret comme j'en ai rendu compte ailleurs, encore, avec ces deux imbéciles, ces profs sans talent et complètement insouciants de la douleur de l'autre - ils en parlaient pourtant, mais elle devait être ailleurs qu'ici, c'est plus rassurant. La douleur c'est exotique ou ça n'est pas. Douleur des taureaux, douleurs des indigènes, on est sensible ou pas. Et ils ne savaient pas reconnaître la différence entre l'intérieur et l'extérieur, le jeu et la vérité, et pas de la vérité. Ils étaient côte à côte, et à côté de toutes les plaques allumées ensemble pour les faire réfléchir.

Depuis le début, j'ai senti qu'il n'y avait de la place que pour une femme dans la vie d'Yves Lecerf, quelque chose de fixé et la haine aussi dont il était fait, culpabilisé autant. 
"Isabelle...". C'était le prénom de cette femme, Isé, la petite dernière que tout le monde adorait. Je l'imaginais très belle, blonde aux yeux bleus, bien née. Il n'y avait pas de photos chez lui (j'ai bien cherché) ou elles étaient vraiment bien cachées. Je regardais son thème astral qui dans le fond ne me disait pas grand chose. 
Ce n'était pas comme une rivale puisque j'ai toujours respecté sa place, immense, n'ayant dans le fond pas le choix, celle de ses filles et de son fils. Je comprenais évidement qu'ils étaient irremplaçables. Et ce sont simplement nos manques que nous sommes parvenus à partager. Moi celui du père et lui celui des enfants. La place de sa femme était un souvenir de conte de fée. Mais ses enfants c'était plus que ça, plus terrifiant, plus malheureux. Cette femme avait choisi. Et tous, toute la famille, dépendait de ce choix atroce. Les enfants furent entraînés (entraînés aussi à haïr leur père), manipulés, afin de détruire le lien qu'ils avaient avec leur père. Garder le secret de la secte, une prouesse de ce pape Jean...
Yves me racontait comme les choses avaient changées du jour au lendemain. Il avait eu un temps un droit de visite. Mais bientôt les filles se mirent à moquer Yves, son début de calvitie, et bientôt ne lui parlèrent plus. Comment ces enfants auraient-ils pu concilier les délires de la secte et leurs visites avec un père aussi éloigné de ces délires ? Le détruire c'était le plus sûr chemin de garder ce secret.
L'aînée des filles, Cendrine, accusa son père d'inceste. Faux témoignage sans retour.

On était simplement boiteux lui et moi et cela finit par nous amuser. Il ouvrait les bras même fatigué. Il adoptait qui le souhaitait. J'ai vu grandir la bonté en lui et qu'il cachait de peur qu'on ne le blesse, un peu plus, lui qui avait connu l'insupportable.
Son secret, c'était aussi sa fragilité de colosse. On l'avait privé d'enfance et c'était le pire pour lui. A Sommières il me contait les fêtes mystérieuses avec ses enfants. Il les aimait, il les attendait, et cela jusqu'à la fin. Abattu pourtant.
Les souvenirs font mal quand l'absence est patente. Définitive.

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