lundi 1 septembre 2008

SOMMIERES : LE CENTRE DU MONDE


 Sommières.C'est le centre du monde, du moins c'était ainsi pour Yves Lecerf. Joli village du Gard, les grands parents maternels de Yves en étaient comme les hobereaux. Ils avaient une grande et belle propriété, dans laquelle il entrait toujours avec une vive émotion. Cette propriété était déjà en hauteur et proche du château médiéval qui se trouve non loin du Vidourle, le fleuve qui passe dans ce village.

Yves Lecerf est né le 1er mai 1932 à Damas en Syrie. De la période où il y séjournera - c'est à dire sa petite enfance - il n'en parlera que laconiquement. Le désert n'est pas son fort. C'est Sommières qui compte et les vacances qu'il y passe. C'est là qu'il se trouve chez lui et le dit avec émotion.
Son père, normalien, étudie les langues du désert Syrien. Quand Yves compte les jours et attend avec impatience chaque retour en son centre.
Ses grands parents maternels y avaient une oliveraie et fabriquaient surtout de l'huile. Un train venait jusqu'à la propriété pour charger cette huile. Les rails à présent sont enfouis dans le feuillage, on les voit encore passer sous un petit pont qui se trouve dans la maison de l'intendant qu'Yves acheta plus tard. Une maison splendide où, sous une grande verrière dont tous les carreaux sont brisés, est planté un petit théâtre fait de pierres, une scène en hauteur avec des escaliers à cour et à jardin. C'est magique et au milieu d'une végétation dont personne ne s'occupe plus depuis longtemps. Yves non plus. Abandonné ainsi comme la maison de la Bête. Merveille à l'intérieur de la serre.

En 1940, le 18 juin De Gaulle lance son appel et le père d'Yves y répond d'emblée. Il décide de partir en Angleterre rejoindre le général. Sa femme refusera de le suivre et décide de garder les enfants à Nîmes où elle exercera le métier d'assistante sociale. La vie n'est plus la même, et Sommières serait peut-être l'immuable comme les pierres de son château, la permanence de ce qui a pourtant disparu. A Sommières on y oublie peut-être la guerre, et s'y sentir protégé.
Yves s'est librement inspiré Des vacances, le titre d'un des romans de la Comtesse de Ségur quand il parle de ce lieu. Et en ce milieu, ce creux du siècle, Yves, son frère Didier, ses cousines et cousins, vivent une cœur d'un conte dont la propriété des grands parents est le théâtre.
Yves Lecerf connaît bien la Comtesse, presque par cœur. Ainsi la liste des vêtements que reçoit La magnifique poupée de Sophie (dans Les Malheurs de Sophie), et qu'il récite avec bonheur. Percale, taffetas, soie, etc., sont comme des mots magiques qu'il répète enjoué, comme s'il retrouvait de très vieux amis.

Sommières, c'est aussi ses enfants. La première fois que j'y suis allée, j'y ai vu une photo de son fils, en salopette. Un bel enfant tranquille. L'ayant rencontré, il s'était si sûrement éloigné de cette tranquillité, vivant apparemment une inquiétude, une peur permanente et inguérissable, comme hébétée.
Il y a beaucoup de questions que je n'ai pas osées poser, par peur de le faire souffrir, et aussi parce que je pensais avoir le temps. La maison était humide comme la pile de draps serrés dans une armoire. Dans cette chambre (d'enfant) où je dormais, des jouets, des livres de la bibliothèque rose ou Rouge et Or, des BD. Je voulais ne pas trop occuper d'espace, observant tout et comme si ces objets allaient finir par me parler. La maison avait une âme, torturée.

Yves ne voit pas son père pendant cinq ans. Un peu plus. Il a été envoyé en Afrique du nord où des résistants vont œuvrer aussi dans cette zone.
Bien qu'il soit en quelque sorte fils de hobereau, il ne mènera pas la grande vie auprès de sa mère qui travaille dur pour gagner sa vie et élever ses deux garçons. Il goutera au rutabaga "comme tout le monde". Et ça n'a aucun goût, me dira-t-il plus tard, quand je verrai un monsieur chic d'un certain âge, en acheter comme un légume rare... Le rutabaga avait été jusque-là presque l'expression, le symbole d'un ersatz de légume.
Didier Lecerf, alors âgé de 10 ans lors du départ de son père, sera - Yves le dira - "le chef de famille", pour qui il avait tellement d'admiration, une admiration qu'il partagera avec sa mère et de nombreuses personnes durant toute la riche vie de cet homme provocateur, comme pouvait l'être Yves aussi, autrement.
Leur père ne rentrera pas de suite après la fin de la guerre, et cela devait être étrange pour les deux garçons. Un père victorieux  mais qu'ils attendent. C'est la fin de la guerre ou quoi ? Étrange victoire pour ces enfants. Mais une fois revenu, il restera toujours auprès de sa femme, et jusqu'à la fin de ses jours. Il sera professeur aux langues orientales.

Yves est protestant et c'est une chose nécessairement importante. La région de Sommières est réformiste principalement, le Gard compte beaucoup de protestants. Et je me souviens de la fierté de Yves Lecerf à se faire photographier devant le temple de Sommières.
Du côté de son père, il a un grand-père recteur de l'Université Calviniste, et occupera plus tard ce poste à Paris. Yves était très fier de ses origines, protestantes et éclairées. Face à l'opulence de sa famille maternelle, qui n'est plus aussi vraie après la guerre, il en gardera toujours la nostalgie. Et je pense que s'il avait eu son mot à dire (et on ne fera pas de querelles de clocher...), c'est un enterrement protestant qu'il aurait souhaité. Que la cérémonie ait lieu comme il se doit, dans le temple de Sommières et/ou un temple à Paris - c'est peut-être seulement mon avis... La cérémonie parisienne qui eut lieu dans une chapelle catholique près de la gare Montparnasse, ne m'a jamais semblé juste, même si Yves aimait sans doute beaucoup cet endroit. Un catholicisme délirant avait brisé sa famille et à la fin de sa vie, la messe d'enterrement aurait lieu en terrain miné ? Je ne comprends pas... De toute manière je n'étais pas là.

Yves parle peu de ce père pour qui il a cependant une réelle admiration. Il sera un gaulliste fervent, plus à droite (la famille maternelle joue-t-elle dans ce choix, ses convictions) que son père socialiste, Gaulliste de gauche comme on a dit. Il me raconta très tard des réunions d'hommes en bérets qui refaisaient le monde, comme les vieux disent.
Un père qui lui a fait réviser son Grec durant tout un été, quand il voudra, après avoir passé un Bac scientifique, passer aussi un bac littéraire. Moderne et classique, allons-y ! Il disait aimer les diplômes et en accumulera toute sa vie. Il me disait qu'il aurait voulu en avoir dans toutes les disciplines, en avait presque fait un projet. Apprendre était son fort, bonheur d'étudier, tisser des liens entre les disciplines. Savoir.

Se décider à aller à Sommières, quand il sera devenu grand, après avoir perdu tant de choses, tant de si beaux souvenirs, qui se heurtaient maintenant à une solitude d'écorché ; sera toujours un moment à la fois difficile et important. Presque une torture et de l'impatience. Tout un monde. Il reportait, il annulait. Nous y sommes allés deux fois.
Il mourra peu de temps après avoir vendu la maison de l'intendant, dont il voulait faire tant de choses. Il dort encore à Sommière. S'il se repose, je ne le sais pas.

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