lundi 28 décembre 2015

LES ENFANTS

Yves Lecerf aimait à regarder Princesse Sarah un manga de la fin des années 80, auquel il s'identifiait, oui. C'était rigolo et pas tant que ça dans le fond. Une orpheline était la proie d'une méchanceté sans borne. Yves aussi plongé dans les malheurs de cette petite que le Dr House est passionné par les soaps sur l'hôpital...
Yves était proche de l'enfance, elle le touchait d'aussi près et il n'en revenait pas. Il lui en manquait des morceaux et il en était chagrin. Un grand enfant si on finissait par le connaître et l'écouter (je lui disais 9 ans à vu de nez). Et il aimait les enfants qui lui permettaient de faire exister cette enfance en lui. La sienne et celle des siens, ceux qui l'avaient été.



A l'époque aussi de notre rencontre, Yves en vint un jour à me parler de son "vrai-faux-fils", un petit garçon d'environ trois ans dont-il était supposé être le père. Il n'y croyait pas vraiment, mais s'attacha vite à l'enfant. Il aimait ce temps-là, ce monde-là, moins tricheur, mais jusqu'à quand ? Avec la mère du petit, une sorte de guerre était constante encore. Difficile pour Yves Lecerf de connaître une quelconque paix. La jeune femme lui demandait un test de paternité qu'il se refusait à faire. Une question de vrai-faux à laquelle il ne souhaitait pas forcément de réponse. Il avait envie d'être le père et il se savait bon père. Il voyait donc régulièrement son fils, quand il n'était pas trop en crise avec la mère.
Un jour, celle-ci décida de le lui confier pour une soirée, sans elle. Yves était inquiet et aussi de rester seul avec l'enfant. Il me demanda d'aller avec lui. Mais au vu des relations avec la jeune femme, je pensais que ce n'était pas forcément une bonne idée. Et que si elle l'apprenait, ce serait l'occasion de conflits inutiles. Je conseillais à Yves d'y aller avec Sydney, son autre fils. La soirée fût très agréable, mais la mère trouva le moyen de la gâcher plus tard en récriminations.
Pour mettre fin à cette guerre de tranchées permanente, je demandais à Yves pourquoi il ne ferait pas ce test de paternité. Je regrette à présent, parce que je crois tout de même que certains mensonges peuvent faire du bien et Yves le savait. Il n'était pas le père mais s'en foutait. La mère au vu des résultats, dingue encore et voulant ignorer que Yves avait déjà adopté l'enfant, déposa devant chez Yves tous les jouets qu'il avait offert à l'enfant qu'il ne revit plus. Une autre douleur.
Tant de malheurs autour de l'enfance qui lui était si nécessaire, ça pose question. Les mères peuvent-elles jouer autant avec cette enfance ? Torturer Yves devenait une habitude.

Il s'est soucié de moi comme un père. Un vrai seulement. Celui que je m'imaginais ne jamais revoir... Un père intello par défaut et j'y avais pensé. Après que je me soies tue, je babillais ensuite avec lui dans le bonheur d'une certaine enfance dont nous avions été floués. Nos inquiétudes, nos passions, l'astrologie, la Comtesse de Ségur, la connaissance, la rigolade et la tendresse. Bien évidemment je n'étais pas sûre des sentiments que je lui supposais avoir. Il me donna pourtant tellement de preuves. Quand je me mis à reparler nous avons même appris à être heureux, parfois. C'était plus facile entre nous à cause de ces deux douleurs qui nous occupaient tant. Cette tristesse gaie dont nous étions faits à partager. Du bonheur, oui je crois que nous en avons parfois connu.
J'ai toujours été fière de mon père, même doutant pourtant de lui, en en sachant si peu de sa vie. Yves Lecerf n'allait pas le remplacer. Il n'y avait pas erreur sur la personne. A un certain moment de notre relation, je l'ai adopté et lui ai demandé de le faire. Le reste de notre histoire prouva qu'il avait pris cette demande au sérieux.
Quand je tombais malade en 89, il se préoccupa de moi magnifiquement, je dois dire. Et aux autres hospitalisations aussi. Il appelait ma famille régulièrement, qui elle aussi l'avait adopté. Me visitant chaque jour, à supporter ma violence parfois. Il y avait quelque chose aussi de familial dans ces colères qui me prenaient alors, comme avec quelqu'un avec qui on ne sera jamais séparé.
Un dimanche à Perray-Vaucluse, en 1991, j'allais manger au restaurant avec un de mes frères et ma mère. Ma souffrance absolue était d'être clouée à cet hôpital. Une telle douleur enfermée et là ! Nous étions sortis de l'enceinte et je leurs en voulais de me ramener à mon malheur. Ils allaient repartir, eux. Je descendais de la voiture, Yves était là. J'abrégeais les au-revoir et m'asseyait sur l'herbe avec mon pote. Il m'avait apporté des livres de Isidore Isou, une sorte de fada de circonstance jugeait-il. Et il me murmurait : "Il ne faut pas que je parle trop fort, sinon ils vont aussi m'enfermer..." Et ce n'était pas le plus improbable, c'est pourquoi c'était vraiment drôle. Il prenait ce jour-là le relai de ma famille. C'était comme ça justement.
J'étais découverte folle, il continua à ne pas le penser, me laissant libre d'être la même. Il cherchait des réponses improbables. Peut-être avais-je mangé sans le savoir de l'ergot de seigle ?(!) Quand en 92 je passais avec succès mon diplôme ayant décrit la vie, l'horreur moyenâgeuse de l'hôpital Perray-Vaucluse où je séjournais un mois et demi. Ensuite, il se baladait de classe en classe pour parler de mon travail. "Mais comment peut-elle écrire ça puisqu'elle est folle ?" C'était la question récurrente.
En 95 à l'annonce de sa mort, je me fis hospitaliser à la Salpêtrière. Dès le lendemain je souhaitais en repartir. Il ne reviendrait pas. C'est tout. 

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