samedi 27 avril 2013

Un immense chagrin

C'est indéniable et irrémédiable qui pourra le nier ? Yves Lecerf portait constamment sur lui une profonde tristesse qui n'eut de cesse. Jamais. Quelque chose de lourd qui ne le quittait pas, l'insouciance morte depuis longtemps.
J'ai connu différentes formes et phases de sa vie, et il m'en a raconté certaines par ailleurs. Et aussi l'histoire d'un Yves Lecerf plus léger, avant, longtemps avant. Mais tous les souvenirs étaient teintés de regrets et de culpabilité, vaincre l'absence devenant impossible, un cul-de-sac de désespoir. Quand je l'ai rencontré, Yves, toute la maison était encore pleine, plus de dix ans après, des divers dossiers de procès qu'il avait perdu quand il cherchait à retrouver ses enfants. Il avait même passé une licence en Droit. Il y avait ces dossiers sur la secte des "Trois Saints Cœurs" sur des étages de toutes les bibliothèques de la maison. Envahissement, marée de boue qui blessait. Impuissance en dossiers terribles.

Peu de temps après que j'aie rencontré Yves, il m'a laissé durant un week-end son appartement. C'était une époque où j'errais de maisons en maisons. Nous nous connaissions peu et cette tristesse sans nom ou avec trop de noms m'effrayait et en a effrayé plus d'un. Fuir une telle lourdeur, un tel climat de guerre, c'était ce qu'il y avait de mieux à faire. J'y songeais.
J'avais le sentiment, et cela dès le début de notre rencontre, d'être dans la maison de Barbe-Bleue ou quelque chose d'approchant. Cela ressemblait aussi à un bunker de qui a été menacé et pas seulement par la secte de Roger Melchior. Après la création du laboratoire des sectes, il était devenu suppressif (mot désignant les détracteurs) pour les scientologues qui le harcelèrent et surveillé par les agents de la secte Moon. En s'attaquant à une secte, Yves s'est aperçu combien étaient isolés ceux qui voulaient lutter contre. Il est un des membres à l'origine de l'ADFI Association pour la défense des valeurs familiales et de l'individu créée en 1974. Association controversée, mais qui fut tout de même d'une grande aide pour un certain nombre de personnes concernées.
Yves Lecerf avait de l'humour, comme j'avais pu le constater lors du colloque dont j'ai parlé. Mais aussi une dureté, une lourdeur, un si fort désarroi qu'il en devenait effrayant comme je n'avais pas pu l'imaginer. Très sombre, Yves faisait peur. Au moins il me faisait peur. Pendant longtemps, au moins un an, je ne parvenais pratiquement pas à parler. Je connaissais ma timidité et elle aussi pouvait être effrayante. Peut-être que la mort de mon père avait accentué cette peur de l'autre dont j'étais faite. Peur d'avoir l'air idiote, et là j'étais servie. Un jour, il me dit à ce sujet, qu'une femme avant moi était restée aussi silencieuse et avait disparue au bout d'un temps. Ce n'est pas ce qui advint. J'avais besoin d'être en confiance pour m'exprimer, toujours. Et de plus j'avais une sorte de conscience aigüe de la complexité et la richesse de cette grande intelligence. Et alors peur de dire un truc nul plus que jamais. Intimidée et terrorisée, cela se conjuguaient. J'aurais pu abandonner, et fuir comme cette fille.
Yves Lecerf était-il bon ou méchant ? J'avais besoin de savoir...
Alors seule chez lui, j'ai fouillé. C'était étrange et exaltant, au début. Je me suis permise cela avec la peur d'être surprise en flagrant délit. Et plus tard, je lui ai avoué mon forfait. A la lecture de certains détails de procédures, de témoignages, je me retrouvais aussi écœurée et autant apeurée qu'à la lecture du livre Les marchands de Dieu qui m'avait bouleversé.

Les papiers dans ces boites en carton renfermait évidemment des secrets, lourds, angoissants. Comme si j'allais percer le secret d'Yves Lecerf. Il n'y en avait pas. Il était seulement malheureux à un degré inouï, blessé comme un animal.

C'est un procès, des procès qu'Yves ne cessa de faire et refaire toute sa vie.
Un jour que nous passions sur l'île de la cité, il me désigna le tribunal de Paris comme "le palais de l'injustice", pas moins. La secte était protégée en France par la liberté du culte et les enfants se devaient prioritairement de se trouver près de la mère et non pas comme c'était le cas pour Yves Lecerf auprès de leur père.
Yves Lecerf adorait les enfants, étant resté lui-même un petit garçon sous des allures de professeur d'université. Ses filles lui manquaient absolument, immensément, au-delà du mal qu'elles avaient pu lui faire, manipulées par le chef de la secte dont elles faisaient partie.
Il mourra sans les avoir jamais revues et avec cet espoir-là toujours chevillé au corps jusqu'au bout.

Quelques années avant sa mort - peu de temps en fait - il descendit tous les dossiers de ces sales procédures qui l'avaient tant marquées, dans une cave. J'en fus heureuse. C'est comme s'il parvenait alors à remiser une partie de son chagrin et n'aurait pas pu le vivre seul. Les cartons si nombreux nous les avons descendus ensemble, avec Sydney aussi et c'était un réel événement. La tristesse d'Yves était intacte, mais c'était la violence en lui, contre eux et contre lui-même, qui s'était en quelque sorte apaisée. Nos peurs s'étaient éloignées, pas le malheur.

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